Création d'un nouveau droit voisin au profit des éditeurs de presse

I. Etat du Droit positif français

En Droit français, l’article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose que « l'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ». Ce même Code prévoit l’octroi de « droits voisins » à des personnes qui ne sont pas auteures de l’œuvre protégée. Actuellement, les bénéficiaires de droits voisins sont les artistes-interprètes, les producteurs de vidéogrammes, les producteurs de phonogrammes et les entreprises de communication audiovisuelle.

II. Contexte des projets de réforme

     A. Sur le plan européen

La Proposition de Directive du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2016 s’inscrit dans la stratégie pour le marché unique numérique de l’Union européenne. Les initiateurs de ce texte sont partis du constat qu’aujourd’hui, les services en ligne qui donnent accès à des contenus protégés par le droit d’auteur mis en ligne par leurs utilisateurs sans la participation des titulaires de droits constituent la principale porte d’accès à des contenus en ligne.

D’une part, il ressort de l’exposé des motifs de la Directive que les titulaires de droits rencontrent des difficultés à accorder des licences et à obtenir rémunération en contrepartie de la distribution de leurs œuvres.

D’autre part, et c’est ce qui nous intéresse ici, les éditeurs de presse rencontrent des difficultés à accorder des licences sur l’utilisation en ligne de leurs publications et à obtenir une part équitable de la valeur générée. En effet le rapport de force entre éditeurs de presse et géants du numérique (dits « GAFAM ») est complètement déséquilibré.

Par exemple, les plateformes telles que Google® et Facebook® peuvent référencer et diffuser un nombre quasi infini d’articles de presse, et ce sans verser aucune rémunération aux éditeurs. Par ailleurs, de nouveaux services sont apparus, notamment Google News, qui repose sur la reprise d’informations ayant fait l’objet d’un traitement journalistique par des professionnels de la presse, ici encore sans verser aucune rémunération.

Cette situation présente un danger pour la viabilité du secteur des publications de presse, déjà fragilisé par le passage au tout numérique. C’est pour tenter de résoudre ce problème que l’article 11 de la Directive a été mis en place. Cet article envisage de créer un nouveau droit voisin au profit des éditeurs de presse.

     B . Sur le plan national

La Directive est seulement en phase de trilogue (négociation entre les trois principales institutions de l’Union européenne : Parlement, Commission et Conseil). Les négociations, mises à mal par un puissant lobbying de la part des GAFAM, sont lentes et incertaines. Aussi, sans calendrier clair sur la création de ce droit au niveau européen, le législateur français s’est emparé du sujet.

C’est ainsi qu’une Proposition de Loi tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse a été déposée au Sénat le 5 septembre 2018. Après un examen par la Commission de la culture, de l'éducation et de la communication, ayant abouti à plusieurs amendements (principalement apportés pour rendre plus effectifs les droits en rapprochant le texte de la proposition de loi de la directive actuellement en discussion), le texte a été adopté par le Sénat le 24 janvier 2019. Il a été déposé à l’Assemblée Nationale qui a opéré un renvoi à la Commission des affaires culturelles et de l'éducation.

Parallèlement, et cela ne facilite pas la lecture, une Proposition de Loi visant à créer un droit voisin au profit des éditeurs de services de presse en ligne a été déposée à l’Assemblée Nationale le 4 avril 2018. Après un premier passage en Commission des affaires culturelles et de l'éducation puis en discussion en séance publique, une motion de renvoi en Commission a finalement été adoptée le 17 mai 2018.

De la même manière qu’au niveau européen, les initiateurs de ces textes constatent que la diffusion sans licence par les acteurs de l’Internet, et notamment par les moteurs de recherche, de millions de textes, photographies et vidéographies, cause un préjudice patrimonial considérable aux agences de presse et à leurs auteurs.

Il ressort du rapport de l’Assemblée Nationale sur la Proposition de loi visant à créer un droit voisin au profit des éditeurs de services de presse en ligne qu’il est nécessaire de protéger et de rentabiliser les investissements entrepris par les acteurs de la presse en matière numérique. L’enjeu est capital puisqu’il ressort de ce rapport que « à travers la survie économique des éditeurs et agences de presse, c’est celle du pluralisme des médias, et donc de la liberté de la presse, qui est menacée »

III. Contenu des projets de réforme

     A. Bénéficiaires du droit voisin

La version initiale du projet de Directive européen prévoit un droit voisin au profit des entreprises de presse mais pas pour les agences de presse. Bien que M. Axel Voss (rapporteur allemand désigné par la Commission des Affaires juridiques du Parlement européen) plaide en faveur de l’extension aux agences de presse. Cet élargissement qui était loin d’être acquis a été pourtant accepté le 13 février dernier par les représentants des 3 institutions.

Les textes nationaux prévoient aussi d’instituer un nouveau droit voisin au profit des éditeurs de services de presse et des agences de presse.

     B. Contenu du droit voisin

L’octroi de droits voisins au profit des éditeurs et agences de presse permettrait à ces derniers de jouir de droits de reproduction, de mise à disposition et de communication au public. En conséquence, ils pourront autoriser ou interdire l’utilisation de leurs productions (articles, photographies, interview, etc.) par les prestataires de services qui les exploitent à des fins directement ou indirectement commerciales, mais aussi par les opérateurs de plateformes en ligne qui les mettent à disposition du public ou permettent au public d’y accéder en tout ou partie.

La proposition de Directive prévoit la possibilité pour les Etats membres de prévoir une compensation équitable au profit de l’éditeur lorsque celui-ci s’est vu cédé ou concédé un droit par l’auteur d’une œuvre. La cession ou la licence constitue alors le fondement juridique de la compensation.

Le législateur français a fait de même puisqu’il est prévu dans les propositions de loi que les droits reconnus aux éditeurs et agences de presse peuvent faire l’objet d’une cession ou d’une licence. Le montant de la rémunération due au titre de la reproduction et de la représentation des publications de presse sous une forme numérique est assis sur les recettes de l’exploitation, ou à défaut, évalué forfaitairement. Il s’agira donc d’un pourcentage du chiffre d’affaires ou d’un forfait.

Il est également prévu que le montant et les modalités de rémunération sont fixés par voie de conventions conclues entre l’opérateur de plateforme ou prestataire de service d’une part, et les titulaires de droits ou leurs représentant (organisations représentatives, sociétés de gestion collective, etc.) d’autre part. Mais en l’absence d’accord dans les 6 mois à compter de la publication de la loi, le législateur précise qu’il seront fixés par une Commission.

     C. Gestion des droits

Le législateur français prévoit également que les éditeurs et agences de presse peuvent confier la gestion de leurs droits à un ou plusieurs organismes de gestion collective dans les conditions fixées par le Code de la propriété intellectuelle, Première partie, livre III, titre II. Par exemple la gestion des droits pourra donc être confiée à la SACEM.

Dans l’esprit des parlementaires français, la gestion collective « représente un poids devant les GAFAM, de nature à rééquilibrer le rapport de force et à garantir aux éditeurs et agences de presse une rémunération plus équitable ». L’union faisant la force, le pouvoir de négociation des éditeurs et agences de presse sera plus important que s’ils entament des discussions individuellement face aux géants du net.

     D. Durée de protection

La Proposition de Directive et la Proposition de Loi visant à créer un droit voisin au profit des éditeurs de services de presse en ligne prévoyaient une durée de protection d’une durée de 20 ans. Cependant, après accord du 13 février 2019 des représentants des trois institutions, la durée sera de 2 ans.

Sur ce point, la Proposition de Loi adoptée au Sénat se distingue, puisqu’elle prévoit une protection d’une durée de 5 ans.

     E. Maintien des exceptions classiques au droit d’auteur et au droit voisin

La création d’un nouveau droit voisin ne signifie pas que, sur son fondement, ses titulaires pourront interdire tout type d’utilisation. En effet, les exceptions classiques demeurent.

Ainsi, aux termes de l’article 11 de la Proposition de Directive du Parlement européen et du Conseil, « les articles 5 à 8 de la Directive 2001/29/CE et de la Directive 2012/28/UE s’appliquent mutatis mutandis aux droits mentionnés au paragraphe 1 ».
Également, aux termes de l’article 1er de la Proposition de Loi adoptée au Sénat, les exceptions prévues à l’article L.211-3 du Code de la propriété intellectuelle seront applicables. De même l’article 2 de la Proposition de Loi enregistrée à l’Assemblée Nationale prévoit également l’application de l’article L.211-3 du Code de la propriété intellectuelle.

En conséquence, les éditeurs de presse ne pourront notamment pas interdire les analyses et courtes citations ou encore les revues de presse. Néanmoins, les sites internet, prestataires de service ou opérateurs de plateformes ne pourront évidemment pas s’affranchir des conditions prévues par le Code de la Propriété intellectuelle. Ainsi, les courtes citations, analyses et revues de presse ne seront autorisées qu’à condition que la source d’origine soit clairement identifiée. De plus, concernant les courtes citations et les analyses, elles doivent absolument être justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information de l'œuvre à laquelle elles sont incorporées.

La directive comprend aussi des dispositions spécifiques qui obligent les États membres à protéger le libre téléchargement et le libre partage des œuvres à des fins de citation, de critique, d’avis, de caricature, de parodie ou de pastiche. De toute évidence, cela garantira que les mèmes et les GIF continueront d'être disponibles. En fait, les dispositions garantissent qu’ils seront encore plus sûrs qu'auparavant car la protection de ces œuvres était auparavant assurée par les différentes législations nationales, ce qui créait des différences entre Etats membres.

En outre, l'accord permet aux éditeurs de presse d'exiger des agrégateurs de nouvelles des accords de licence pour l'utilisation de leurs articles. Toutefois, les agrégateurs de nouvelles pourront continuer à afficher des extraits sans avoir besoin d'une autorisation des éditeurs de presse. Cela sera possible à condition que l'extrait soit un "extrait très court" ou des "mots isolés" et que l'agrégateur de nouvelles n’abuse pas de cette tolérance.

Enfin, l’accord offre une protection spécifique aux plateformes ‘‘start-ups’’. Les plateformes de moins de trois ans, dont le chiffre d'affaires annuel est inférieur à 10 millions d'euros et dont le nombre mensuel moyen de visiteurs uniques est inférieur à 5 millions, seront soumises à des obligations beaucoup moins lourdes que les grandes plateformes structurées.

Au niveau européen, ces nouvelles dispositions vont être soumises au Parlement européen ainsi qu'au Conseil dans les semaines suivantes.

 

Ambre MEKDADE

Mike BORNICAT

20.02.2019